Lilly serrait précieusement son petit pactole contre son torse maigre, tenant le guidon de son bicycle rouge délavé d’une main, menant laborieusement le vélo entre les fiacres, évitant de justesse la mâchoire gourmande d’un canasson pommelé. « Sapristi ! » jura t-elle. Elle coupa la route à l’une de ces machines de fer allemande qui grondait et fumait et pédala plus rapidement, malgré les protestations des passants, obligés de s’écarter vivement sur son passage vacillant. Enfin, elle aperçut la petite rue familière, et descendit de son vélo pour s’y engouffrer prudemment, guidée par la mélodie d’un vieux phonographe qui crachotait laborieusement la septième symphonie de Beethoven.
« Où t’y vas comme ça ? » demanda un petit garçon qui portait une casserole renversée sur sa petite chevelure blonde et tenait une fourchette à bout portant, d’un air menaçant. Ses grands yeux bleus ressortaient sous les cinq centimètres de crasse de son visage. « J’viens pour l’bébé, c’est moi, Lilly. » qu’elle répondit vaillamment. Il leva un sourcil interrogateur, sans renchérir « Allez, Dragon, c’est moi. Tu m’connais, on campe ensemb’ d’puis deux berges. ». Il souffla, bougon « Tu m’gâtes ma singerie, tiens ! J’vas chercher Harry ? ». « Vas-y donc. » approuva t-elle. Quelques broquilles plus tard, un adolescent gauche aux iris vibrantes et à la tignasse emmêlée vint l’accueillir « T’as vu des boches ? ». Elle opina de la tête « Sur ma trotte. J’ma suis fait r’monter la pendule. J'roule trop vite, qu'ils disent.». Il plissa les paupières « Ils t’ont aucunement suivi ? ». Elle fit signe que non, et il la laissa enfin passer « L’bambin a pas arrêté d’brailler. T’as pris le lait ? » Une nouvelle fois, elle lui annonça que oui, et elle se dirigea vers une petite trappe au fond du Cul-de-Sac de la rue abandonnée.
Avec difficulté, elle se glissa sous la planche de pinède et se retrouva face aux visages harassés de fatigue et de faim de Micha, David, Moïse ainsi que celui rougi de larmes et de morve de la jeune Sarah. Micha tentait vainement de la distraire avec une petite poupée improvisée d’une vieille éponge grise et de quelques rubans roses. La cave n’était pourvue que d’une lampe à huile modeste et d’anciennes couvertures usées, mais c’était leur chez eux. Lilly sortit la bouteille de lait de son sac en toile et la tendit à Micha qui s’empressa d’en remplir le biberon du marmot. « Merci » sourit-elle faiblement, et pour Lilly, c’était la plus belle preuve de gratitude qu’elle puisse recevoir. Micha avait vu ses parents et ses frères et soeurs emmenés par la police de Vichy il y a trois mois de cela. Elle avait eu le temps de se cacher dans une armoire avec Sarah, et les collabos n’avaient pas pris la peine de vérifier. Il était rare de lui arracher autre chose que des larmes. Lilly donna un morceau de pain à chacun et ils se jetèrent tous piteusement dessus, affamés qu’ils étaient.
Ils n’étaient que les enfants de la résistance, après tout.